« Quand l’autre devient un objet qui vous appartient »: comment la définition du féminicide a évolué

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Publié le 25/11/2022 07:00:35

Chaque année en France, plus de 100 femmes sont tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Si le terme « féminicide » a mis du temps à se faire une place dans l’espace public, il fait désormais partie des usages. D’où vient-il et quelle est sa signification exactement ?

En France, le mot « féminicide » est entré dans le langage courant très récemment. Pourtant, depuis toujours, les hommes tuent leur femme. En 2021, 122 femmes ont été tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, d’après les chiffres du ministère de l’Intérieur. 122 féminicides. D’où vient l’origine de ce mot que l’on entend désormais au quotidien ? Explications.

« En France, le mot « féminicide » entre pour la première fois dans le dictionnaire (Le Petit Robert) en 2015 », rappelle Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers et co-auteur de On tue une femme - Le féminicide, histoire et actualités (2019, Éditions Hermann). Cette inscription mettra du temps à porter ses fruits : lorsqu’on regarde dans les archives de la presse, le terme est très peu référencé avant 2017.

L’affaire Daval va jouer un rôle non négligeable dans cette prise de conscience. Le corps d’Alexia Fouillot est retrouvé sans vie et partiellement brûlé le 30 octobre 2017 à Gray-la-Ville (Haute-Saône), deux jours après sa disparition. Son mari, Jonathann Daval, apparaît en larmes lors d’une marche blanche organisée aux côtés de ses beaux-parents. Après un et demi de déni et de tergiversation, il finira par signer des aveux définitifs en 2019. « Dans l’histoire, il faut qu’il y ait un alignement des planètes, relève Frédéric Chauvaud. Un fait divers révèle quelque chose et, en même temps, il y a une transformation lente de l’opinion publique. Parfois c’est trop tôt, parfois c’est trop tard. Mais là, les planètes se sont alignées ».

Le Petit Robert fait de « féminicide » le mot de l’année en 2019. Cette année marque un tournant dans la démocratisation de ce terme, que ce soit dans la presse ou dans l’opinion publique. « Il y a eu un basculement, une prise de conscience », souligne l’historien poitevin.

2019 est aussi l’année de la mort de Julie Douib, 34 ans, tuée par son ex-conjoint à l’Île-Rousse (Corse). Le fait divers suscite un émoi au sein de l’opinion et pousse le gouvernement à lancer son Grenelle contre les violences conjugales. La sphère politique s’empare alors du terme « féminicide », à l’image d’Édouard Philippe, alors Premier ministre, qui l’emploie lors du discours d’ouverture de ce Grenelle le 3 septembre. Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, l’a, elle, déjà intégré dans son vocabulaire depuis longtemps et n’hésite pas à en faire usage sur les plateaux télé dès 2018, comme on peut le voir dans cette vidéo datée du 31 janvier sur BFMTV :

Les origines du mot féminicide remontent à l’époque romaine. En droit romain, le terme d’uxoricide est employé pour le définir, uxor signifiant épouse en latin. « Sous Auguste, il opère comme un droit du mari à tuer l’épouse quand il y a suspicion d’adultère puisque le mari peut être excusé de ce crime », explique Margot Gianciti, doctorante à l’Université de Lyon, dans une interview au Figaro . L’uxoricide sera employé jusqu’au XVIIIe siècle avant de laisser place au « conjugicide » mais il ne sera pas inscrit dans le Code pénal de 1810. Pendant les deux siècles qui suivent, les violences conjugales font partie des sujets qui occupent les tribunaux.

En 1976, le terme de « femicide » est employé pour la première fois par la sociologue sud-africaine Diana Russell. Elle co-signe, en 1992, l’ouvrage Femicide. The Politics of Woman Killing souvent considéré comme fondateur sur la question. D’ailleurs, lorsque l’OMS et l’ONU apportent une définition du féminicide en 2012, elles mettent ce terme au même plan que « femicide », tel des synonymes. Cette définition va favoriser l’usage du mot au sein de l’opinion publique. D’ailleurs, si la France s’en est emparée que récemment, d’autres pays l’utilisent depuis plus longtemps. C’est le cas de l’Italie, l’Espagne ou des États d’Amérique du Sud.

Dans leur définition, l’ONU et l’OMS font la distinction entre plusieurs types de féminicides : systémique à l’image des milliers de femmes tuées depuis 1993 à Ciudad Juarez au Mexique, soit dans la sphère intrafamiliale ou dans un contexte de trafic de drogue ou de prostitution ; économique lors d’un meurtre lié à la dot notamment en Inde, au Pakistan au Bangladesh ou en Iran ; ou encore intime, c’est-à-dire le crime conjugal, forme la plus courante en France.

Comment savoir si le meurtre d’une femme est un féminicide ou non ? « Tous les meurtres de femmes ne sont pas des féminicides, indique Frédéric Chauvaud. Si, par exemple, lors d’un cambriolage qui tourne mal, la boulangère est tuée, elle l’est en tant que commerçante et pas en tant que femme », poursuit l’historien. La définition des organisations internationales précise qu’un féminicide c’est « être tuée en tant que femme et pas simplement en tant qu’être humain ».

Au sein de la sphère intrafamiliale, un autre facteur entre en compte. « Il y a un mécanisme de possession, détaille Charlotte Beluet, procureure de Blois, connue pour son engagement dans la lutte contre les violences conjugales. C’est-à-dire qu’on est tuée parce qu’on est une femme mais aussi parce qu’on est la femme de quelqu’un. Un féminicide est un crime de possession et pas un crime d’amour comme on a pu le lire trop souvent. Nous sommes dans la réalité, pas au théâtre. »

Pour elle, cela fait une différence avec la définition au sens large du féminicide, car il est « parfois difficile d’objectiver qu’on est tuée parce qu’on est une femme, même si cela existe ». L’annonce d’une volonté de rompre, de quitter le domicile conjugal, la crainte d’un adultère ou une rupture récente sont autant d’éléments recensés lors du passage à l’acte au sein d’un couple. « Ce qui se joue c’est ce que l’on voit en l’autre, c’est un objet qui vous appartient et plus une personne. Et c’est pour cela que le passage à l’acte est possible, précise Charlotte Beluet. Le conflit va basculer dans une violence irréversible. L’autre vous échappe et à ce moment-là, vous perdez pied. » Pour garder le contrôle sur l’autre, l’agresseur va alors exercer des violences, parfois jusqu’à la mort.

Le mot féminicide fait désormais partie, malheureusement, de notre quotidien. En France, une femme est tuée tous les trois jours par son conjoint ou ex-conjoint violent. En quoi sa démocratisation est-elle si importante ? « Les historiens disent que lorsqu’un phénomène n’a pas de nom, il n’existe pas », explique Frédéric Chauvaud de l’université de Poitiers. « Lorsqu’on emploie le terme de “crime conjugal”, on ne sait pas qui est la victime et qui est l’auteur. Alors que lorsqu’on dit “féminicide”, les choses sont claires : les femmes sont victimes de leur conjoint, amant, ex-conjoint qui a voulu s’approprier son corps et sa vie ».

Lorsqu’elle était procureure à Auch (Gers), Charlotte Beluet avait été l’une des premières magistrates à employer le terme « féminicide » dans une affaire, en 2019. Pour elle, « les enjeux de possession étaient particulièrement saillants » pour en faire usage. « Je l’utilisais depuis des années, mais ce jour-là, dans cette communication publique, il s’est imposé naturellement » avec pour espoir de se faire entendre et de « faire bouger les lignes ».

Pour autant, le terme de féminicide n’est pas inscrit dans le Code pénal français. Les meurtres de ce genre sont qualifiés « d’homicide par conjoint ou ex-conjoint » lors d’un procès. L’historien Frédéric Chauvaud se dit favorable à son inscription au Code pénal : « Ça ne changerait rien au niveau de la peine mais ça changerait les choses pour l’opinion publique », estime-t-il. Comme un jalon de plus dans la reconnaissance et la prise de conscience.

La procureure de Blois est, elle, opposée à ce changement : « Il est important de nommer les choses dans le cadre d’une communication publique. Mais si on commence à l’inscrire dans le Code pénal, on coupe l’humanité en deux et ça, c’est hors de question. »

Crédits image et texte : Ouest France©
Source : https://www.ouest-france.fr/faits-divers/feminicide/quand-l-autre-devient-un-objet-qui-vous-appartient-comment-la-definition-du-feminicide-a-evolue-215ced5e-3a85-11ed-9b76-9edc71c5adb1